René Amacker (1942-2024)

 

Bologna 1973, Congrès International des Linguistes. Depuis la gauche : Tullio De Mauro, Daniele Gambarara, René Amacker, Rudolf Engler, Enzo Golino, Umberto Eco, Franco Lo Piparo.

[À] mon avis, c’est en partant de ce qu’il tirait de l’observation de la langue – c’est-à-dire des lois ou des « théorèmes » de la linguistique – que Saussure en est venu à postuler le cadre pour ainsi dire vide qu’est chez lui la sémiologie ; c’est que la sémiologie, une fois qu’elle aurait été constituée, devait simplement fonder et déterminer la linguistique, c’est-à-dire justement le point de départ de Saussure. Il me semble donc que, selon une reconstruction idéale de sa démarche, la sémiologie, définie au moyen des instruments conceptuels fournis par la linguistique (à un niveau N de la formalisation), était conçue en particulier pour fournir les instruments conceptuels (de niveau N–1 dans la formalisation) propres à définir formellement, parmi d’autres disciplines de niveau N, notamment la linguistique. J’attribue donc à un effet de la réflexivité la raison d’être de la sémiologie, qui ne sert visiblement à rien d’autre chez Saussure qu’à donner à la linguistique une caution scientifique dont la linguistique assure elle-même le financement. Si ces vues ne sont pas totalement chimériques, on conçoit que la sémiologie saussurienne en soit restée pour l’essentiel à l’état de projet : les moyens, notamment formels, qui auraient été indispensables à son développement échappaient à Saussure ; mais le seul fait qu’il en a postulé l’existence prouve, à mon sens, que son épistémologie était constructiviste. […]

Enfin, maintenant que les raisons scientifiques et non pas seulement personnelles de son ‘silence’ nous sont devenues intelligibles, on conçoit qu’il n’ait rien voulu publier : poussé par la contrainte de la langue (réalité mouvante et « sans analogue » qui longtemps parut lui échapper dans la mesure même où il pensait la saisir), Saussure s’est engagé sur un terrain épistémologique qui se dérobe sous vos pieds dès que vous y prenez pied.

Un mot pour finir. Tout ce que nous tirons des notes autographes et même des notes des cours de linguistique générale est foncièrement fragmentaire ; comme dans le cas d’Héraclite, les sources que nous lisons et interprétons sont évidemment insuffisantes à nous représenter pleinement l’état et l’évolution de la pensée saussurienne : les notes autographes indépendantes des cours sont anciennes et disparates ; quant aux cours, Saussure n’a pas pu leur donner la forme qui eût convenu à l’état de sa réflexion […]. Ainsi avons-nous été à jamais privés des idées que, fascinés nous-mêmes par l’épistémologie ‘héraclitéenne’ qu’il nous enseigne, nous cherchons chez lui, sans que nous puissions être assurés de les y trouver jamais : car seule une « méditation exclusive » de plusieurs mois, comme il le confiait à Léopold Gautier, lui aurait permis de leur donner forme, voire simplement de les faire exister.

Extrait de l’article « Saussure ‘héraclitéen’ : épistémologie constructiviste et réflexivité de la théorie linguistique », Linx 7 (1995), p. 27-28.

Une bibliographie partielle (1969-2004) de René Amacker, ancien Président du Cercle (1996-2002), se trouve dans Nouveaux regards sur Saussure. Mélanges offerts à René Amacker, éd. par Louis de Saussure, Genève : Droz, 2006, p. 25-32.