…la double articulation, on en crève ! Repenser le signifiant (31.03-01.04.2022)

Colloque interdisciplinaire organisé par le GRIAL Groupe Interdisciplinaire d’Analyse Littérale UR 3656 AMERIBER
Salle Jean Borde, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA)
31 mars et 1er avril 2022
Responsable : Federico Bravo
Contact : Federico.Bravo@u-bordeaux-montaigne.fr

Les dictionnaires des sciences du langage n’en démordent pas : le morphème est la plus petite unité signifiante de la chaîne parlée. Au-delà de la vérité qu’elles dénoncent ou qu’elles occultent, on doit à certaines formalisations d’être fondatrices par les perspectives de discussion qu’elles ouvrent et par les questionnements et les nuancements qu’elles suscitent. Dans la quête des constituants ultimes – moléculaires – du langage, l’hypothèse de la double articulation se veut une réponse économique et rassurante à la question de la compositionnalité du signe. Platon en fait la découverte à ses dépens lorsque, acculé à l’aporie qui le conduit à sans cesse rapporter les mots à d’autres mots, il postule, pour faire face au prévisible tarissement de la dérivation sémiotique, de descendre d’un cran dans l’analyse vers les unités minimales de la chaîne, à savoir les syllabes et, au-delà, les consonnes et les voyelles : γράμματα καὶ συλλαβαί. Saussure lui-même la revendique à sa manière lorsque, pour illustrer la motivation relative du signe, il recourt à l’exemple du mot poirier qui, dit-il, « rappelle le mot simple poire et dont le suffixe -ier fait penser à cerisier, pommier » . Seulement voilà, en recherchant, pour les opposer à ces exemples, d’autres noms d’arbre inanalysables qui, eux, seraient complètement immotivés et qui ne feraient penser à aucun autre mot, Saussure se prend les pieds dans les rets de l’analogie et convoque le plus déroutant des contrexemples : « pour frêne, chêne, etc., rien de semblable » affirme-t-il, faisant preuve d’une déconcertante surdité à l’égard du signifiant. Car il y a tout à parier que le martien fraîchement arrivé sur notre planète à qui Chomsky fait dire que tous les terriens parlent la même langue ne comprendrait pas pourquoi le découpage de ceris- ier, pomm-ier est plus licite que celui que donne à voir la mise en facteur de fr-êne, ch-êne. C’est encore Ferdinand de Saussure qui, dans un tout autre registre, fait voler le mot en éclats et, avec lui, les deux postulats programmatiques énoncés dans son Cours – l’arbitraire du signe et sa linéarité –,
en mettant au jour des structures subliminales ensevelies dans les vers saturniens, issues de la dissémination syllabique de signifiants onomastiques que le lecteur est invité à recolliger en une seule impression : avant d’être une autre façon de faire parler le texte, l’hypothèse de l’anagramme se lit comme une autre façon d’appréhender le mot, une autre façon d’entrer dans une pensée.

Cette pensée – chaque civilisation élabore la sienne – est une concevabilité du monde, où se loge l’intraduisible des langues. La confrontation avec des modèles structurellement éloignés du nôtre est un exercice salutaire qui, obviant à l’ethnocentrisme, nous rappelle avant tout combien notre appréhension du langage est sous la dépendance de la langue à travers laquelle nous le décrivons. Tel est le constat dressé par Lacan lorsque, à propos du mot en chinois, il satirise : « Alors la double articulation, elle est marrante, là. C’est drôle qu’on ne se souvienne pas qu’il y a une langue comme ça […] Je veux bien que tout ce que je dis soit une connerie, mais qu’on m’explique ! ». Qu’on s’éloigne des modèles issus des langues vocales et les interrogations affleureront : que nous dit la langue des signes de la double articulation du langage ? quelles en sont les unités constitutives ? comment le signe y est-il pensé ? Au-delà de la comparaison entre systèmes radicalement différents et au-delà de la controverse qui conduira Lacan à proclamer: «…la double articulation, on en crève!», la psychanalyse sait depuis longtemps ce que la linguistique a longtemps ignoré. Sans se soucier le moins du monde de la « grammaticalité » de ses analyses, le psychanalyste traque le sens jusque dans les interstices de la parole, à la jointure des mots, à l’intérieur ou à la lisière des morphèmes. Comme l’écoute poétique avec laquelle elle est souvent mise en parallèle, l’écoute en égal suspens du psychanalyste fait œuvre de déliaison dans l’ordre de la parole, brisant la chaîne sémiotique en blocs de signification qui s’aimantent, se repoussent, se diffractent et font advenir à la conscience des contenus symboliques cryptés. Quant au discours poétique, la rime comme la simple allitération ne sont, sur le plan procédural, que des re-segmentations mettant en lumière la capacité du langage à éditer de nouveaux formants justiciables d’une sémiologie. Le langage devient alors, selon la formule consacrée, un gigantesque jeu de mots aux multiples articulations (qu’André Martinet n’en dénombre que deux importe peu) où, à tous les étages de l’édifice sémiotique et à la croisée du syntagmatique et du paradigmatique, chaque coupure fournit support à de nouvelles segmentations. Plus généralement, le texte se construit comme une suite de variants et d’invariants combinatoires, au nombre desquels certains agglomérats sémiotiques où le discours s’intersecte lui- même donnent à voir, à travers son maillage réticulaire, le travail de textualisation. Une autre frontérisation de la chaîne discursive s’avère alors possible dont l’analyse textométrique pourrait, par la mise en œuvre d’algorithmes de factorisation spécifiques, explorer la viabilité. Des paradigmes expérimentaux, comme les phénomènes d’amorçage décrits en psychologie cognitive, livrent à leur tour de précieux renseignements sur l’organisation du lexique mental et sur ses bases neuronales : l’observation des mécanismes d’accès au lexique (que la récupération du lemme soit réussie ou dysfonctionnelle comme c’est le cas des mots dits « sur le bout de la langue ») ou, dans un domaine connexe, celle des processus d’acquisition de la lecture (le débat autour des méthodes d’apprentissage – globale, syllabique – participe de cette même problématique) mettent en cause et souvent à mal l’alternative rigide responsable du désert sémiotique réputé séparer le morphème du phonème. À l’intersection des deux, l’hypothèse du submorphème promue par la linguistique du signifiant représente l’une des dernières tentatives de modéliser le signe en dépassant ce clivage structural.


Penser / repenser la segmentation de la chaîne signifiante, telle est la problématique que ce colloque entend soumettre au questionnement scientifique en mettant la double articulation du langage à l’épreuve de disciplines aussi diverses que la linguistique, la sémiotique, la poétique, la psychanalyse, la textométrie, la didactique, les neurosciences, la cognition, la philosophie ou encore les sciences de la communication.